jeudi 7 octobre 2010

Elle avait les yeux ouverts, grand ouverts. Elle tenait à vivre ce moment avec la plus grande acuité et en garder pour toujours le souvenir. 
Elle avait observé la préparation : les gants en latex, les outils méticuleusement alignés, les produits mesurés. 
Elle avait respiré l'odeur violente -décapante avait-elle pensé- de la crème qui, déposée sur sa peau, lui avait procuré une sensation de grande fraîcheur avant qu'elle ait trop chaud. 
Elle n'allait lire aucun des magazines empilés devant elle.
Ça peut prendre beaucoup de temps, vous savez, ça risque même d'être très long
Mais du temps, elle en avait : l’attente avait tellement duré, déjà.
Elle avait les yeux ouverts, elle espérait tout conserver de ce jour qui allait enfin modifier sa vie. 
Or, de la mémoire, elle en avait aussi. Parfois trop ! disait sa mère qui confondait mémoire et rancune, qui était suspicieuse à l’égard des souvenirs des autres parce qu’elle-même n’en avait pas.
Ma fille est tellement butée disait-elle également. Ne l’était-elle pas devenue à force de l’entendre ?

A l'âge où d'autres étaient persuadés d'être fils de prince, filles de roi, enlevés à la naissance par le couple d'origine modeste qui faisaient semblant d'être leurs parents, elle ne rêvait ni de jouets ni de chevaux ni de royaume. Ce n’était pas son milieu social qu’elle remettait en cause, elle.  Mais, chaque fois qu’elle croisait son reflet dans une glace, elle avait cette conviction profonde : elle n'aurait pas dû naître comme ça.
A l'âge où les autres avaient depuis longtemps admis que c'était bien ce simple pavillon de banlieue et pas un château couvert de pierreries qui avait échu à leur enfance et que, nulle part, aucun couple royal ne pleurait leur absence, elle avait persisté à se croire victime d'une grossière erreur.

Une de ses amies, sans le savoir, avait renforcé sa certitude le jour où elle avait affirmé qu’il était absurde de vouloir modifier quoi que ce soit : si on était venu au monde ainsi, c'est bien qu'il n'existait pas de meilleure combinaison entre notre carnation, la couleur de nos yeux, la teinte de nos cheveux.
Justement ! avait-elle pensé. Justement : il aurait dû en être autrement.

Elle avait les yeux ouverts, elle se regardait dans le miroir. Elle avait un peu trop chaud sous la blouse qu’on lui avait fait enfiler mais elle avait tenu à porter, ce jour-là, la robe en laine qui lui valait toujours tant de compliments. Ma robe couleur du ciel l’appelait-elle et, quand elle l’enfilait, elle pensait aux toilettes de Peau d’Ane.

Elle se regardait et elle savait à l’avance, connaissant parfaitement les mécanismes de sa mémoire, ce qui était en train de se graver en elle, ce qui sédimenterait lentement dans son cerveau Ou dans mon cœur ? jusqu’à former un gravier de souvenirs, des osselets précieux avec lesquels elle jouerait les jours de nostalgie.

Le bruit des talons de la jeune fille blonde qui, régulièrement, venait surveiller le déroulement de l’opération. La sonnerie du téléphone, parfois. La voix douce, la musique lente du disque qui passait alors. La lumière dorée de l’automne qui inondait le carrelage. Le titre en couverture du magazine qu’elle n’ouvrait pas : Cet hiver, adoptez le total look ! Le goût des grains de raisin qu’elle avait croqués juste après les avoir achetés, en venant…

Elle savait aussi que, même si elle avait la volonté de rester concentrée sur ce moment, ses pensées vagabondaient ailleurs.
Elle pensait à Agnès, par exemple. Agnès du service comptabilité.
La semaine dernière, quand une collègue était arrivée avec des petites lunettes en aluminium, très fines, après en avoir porté une paire immense en plastique noir pendant une dizaine d’années, Agnès l’avait longuement dévisagée avant de conclure Tiens, tu t’es fait couper les cheveux ?!
Alors que dirait-elle, Agnès ?
Que dirait Agnès demain lorsqu’elle la verrait, de retour de  son jour de congé passé chez le coiffeur, les cheveux colorés, enfin assortis comme depuis toujours elle le voulait au bleu de ses yeux ?